Après la lecture, la grammaire et le calcul, voilà venu le temps du vocabulaire. Le linguiste Alain Bentolila rend aujourd'hui son rapport sur l'acquisition du vocabulaire à l'école élémentaire au ministre de l'Education, Gilles de Robien. Pour faire progresser le niveau, il propose de mettre en place des leçons de mots, deux fois une demi-heure par semaine, d'équiper les élèves d'un cahier de vocabulaire et enfin de déterminer 365 mots à acquérir chaque année. Des recommandations qui devraient plaire à Gilles de Robien, un ardent partisan des mesures de bon sens.
Alain Bentolila est parti d'un constat simple. Tout petits, les enfants ont déjà d'énormes différences de niveau. A la fin du CE1, c'est-à-dire autour de 7 ans, les meilleurs possèdent 8 000 mots, contre 3 000 pour les plus faibles. Sachant qu'un élève apprend en moyenne 1 000 mots par an, cela veut dire qu'il y a une différence de cinq ans entre les élèves d'une même classe dans l'acquisition du vocabulaire. Les enfants issus de milieux défavorisés ont généralement le lexique le plus pauvre, les enfants des milieux favorisés le plus riche, comme on s'en doute.
Ghettos. Or l'école apporte très peu de mots. «L'essentiel de son vocabulaire, l'enfant l'a appris chez lui ou dans la rue», assure Alain Bentolila. Les inégalités sociales se reproduisent alors en classe. «La lecture fonctionne par reconnaissance des codes, un son est associé à une lettre, souligne-t-il. L'enfant se fait ainsi son petit dictionnaire mental. S'il connaît peu de mots, il aura du mal à lire et produira du bruit sans accéder au sens et se découragera.»
Le linguiste s'en prend ensuite à une idée largement répandue : la lecture ne suffit pas à donner du vocabulaire. Il donne un coup de griffe aux «pédagogues» qui privilégient le sens et l'intelligence, et proposent d'étudier la grammaire et de nouveaux mots à travers le texte. «Les enfants ayant un vocabulaire pauvre bénéficient très peu de textes lus en classe, les autres, qui ont eu la chance qu'on leur transmette des mots nombreux et précis, en profitent largement.»
Alain Bentolila refuse de dire si le niveau général a baissé dans ce domaine : «On manque d'études.» Sans doute aussi est-il soucieux de ne pas apparaître dans le camp des «déclinistes» et autres nostalgiques de l'«école de papa». Il préfère dénoncer les ghettos où, enfermés dans une même culture, les enfants se limitent à un vocabulaire réduit «de connivence». «La ghettoïsation scolaire engendre la pénurie et l'imprécision lexicale», souligne son rapport, «c'est en organisant une mixité contrôlée que l'on apprendra à tous les élèves que la langue est d'abord faite pour parler à ceux qui ne leur ressemblent pas. C'est ainsi que l'école se donnera une chance de rompre l'infernal enchaînement des comportements violents».
Cahiers. En conclusion, le linguiste préconise des leçons de mots «régulières et systématiques», non pas ennuyeuses à l'ancienne, mais vivantes. «Le maître réunit un petit groupe d'élèves les autres sont occupés à autre chose , et quatre à cinq mots sont étudiés pendant la séance, explique-t-il, chacun dit le sens qu'il a pour lui, le dictionnaire sera l'arbitre suprême.» Il propose des cahiers de mots dès le cours préparatoire, que l'élève ramènera à la maison et regardera avec ses parents.
Gilles de Robien va sans doute applaudir au rapport et, dans la semaine qui suit, publier une circulaire visant à adapter en conséquence les programmes. Les syndicats enseignants, qui dénoncent les penchants rétrogrades du ministre, devraient avoir des réactions mesurées. A l'approche des élections, pour beaucoup, le ministre est déjà sur le départ. Certains prédisent déjà que les leçons de mots n'auront jamais lieu. «Lorsque les mots précis manquent aux élèves, c'est le sens qu'ils tentent de donner au monde qui s'obscurcit», écrit encore Alain Bentolila.