«Ta mère!» Si vous prenez cette insulte, largement popularisée dans les années 90, pour une expression dans le vent, sachez que vous vous trompez. Le célèbre «ta mère» appartient désormais à l'histoire.
«Sur la vie de ma mère !» en revanche, est très usité. Dans son sillage, sont apparues deux exclamations étranges : «sur la vie de moi !» et «sur la tête de moi !» L'index raidi, levé vers le ciel, est un accompagnement indispensable. Il permet d'appuyer la force du propos. Traditionnellement, la grammaire n'admet pas l'emploi du pronom personnel renforcé «moi» après la préposition «de». Mais qu'importe ? Depuis quelques années, nos ados réforment sans complexe la syntaxe et le vocabulaire. Plusieurs phénomènes sont à noter.
Menace. D'abord, il y a l'émergence d'une série de verbes en -ave, probablement empruntés au tzigane. On dit «bouillave» pour «faire l'amour», «bédave» pour «fumer», «chourave» pour « dérober». Quant à «marrave», archi-employé, il signifie «tuer», «massacrer». «Sur la vie d'moi, j'vais t'marrave ta race !»: cette menace, désormais banale, n'impressionne plus grand monde. Elle est même parfois prononcée avec le sourire, comme pour dire «bonjour».
Remarquons, à ce propos, que l'emploi de paroles agressives, déconnectées de tout conflit et quasiment vidées de leur sens, est fréquent. «Tu crois qu'chuis ta copine ou quoi ?» «T'as cru que j'rigolais avec toi ?» entend-on au détour de conversations anodines. Et puis il arrive que les adolescents reprennent des mots ou expressions courants, en en détournant le sens. Si vous pensez que «vite fait», par exemple, signifie «rapidement», sortez de votre naïveté. «Vite fait» se traduit par «plus ou moins», «à peu près», «un peu». Quand on a compris «vite fait» sa leçon, c'est qu'on l'a moyennement bien comprise. Voire qu'on ne l'a pas comprise du tout. «Vite fait» peut en effet s'employer avec des degrés. Le choix du degré appartient au locuteur, d'où un certain nombre de malentendus avec les adultes.
Soucieux de revisiter tous les aspects de la langue française, les adolescents s'attaquent même à l'ordre des mots dans la phrase. Ainsi, l'adverbe passe-t-il presque toujours en fin de groupe syntaxique : «Il a lâché l'affaire carrément.» Il existe aussi des expressions fourre-tout, qui veulent dire tout et son contraire. C'est le cas du très classique «vas-y !», qui signifie aussi bien «laisse-moi tranquille» que «s'il te plaît», ou encore «je te déteste, je vais te tuer». Seul le contexte permet d'interpréter.
L'appellation «mon frère» est également un tic de langage qui ponctue bon nombre de phrases. Elle désigne indifféremment une fille ou un garçon et ne signifie pas grand-chose. Elle sert surtout de signe de reconnaissance. «Mon frère», lâché en fin de phrase, instaure une complicité immédiate entre les interlocuteurs et véhicule ce message implicite : «Nous sommes jeunes, nous sommes cool et nous le savons.» L'emploi du verlan, toujours d'actualité, joue un rôle comparable. Néanmoins, tous les mots ne sont pas librement transposables. S'il est acceptable et souhaité d'employer «ouf», «keum», «relou» ou encore «péfra», il serait en revanche incongru de transformer les mots «perturbé», «homme», «pénible» et «rosser». Allez savoir pourquoi...
Enfin, la contraction et le suremploi des adjectifs démonstratifs sont une pratique langagière en expansion. «C'te coupe de cheveux, mon frère !», «c'te démarche que t'as !», «c'te meuf, sur la tête de ouam !». Particularité de l'époque, ces adjectifs démonstratifs peuvent même introduire un nom propre : «c'te Jessica !», «c'te Kevin, j'te jure !»
«La même». Si les adolescents ne déployaient pas tant d'inventivité, nous pourrions les prendre pour des paresseux car certaines de leurs expressions sont inexplicablement abrégées. C'est le cas de «la même», qui signifie «la même chose». Exemple de dialogue entendu entre deux adolescents :
«T'es pas sorti, vendredi ?
Ñ Nan. J'étais puni.
Ñ Et samedi ?
Ñ La même !»
Depuis un peu plus de vingt ans, les adolescents réinventent le langage. Le processus s'est accéléré ces dernières années, pour aboutir à la création d'un paralangage étonnant que les plus de25 ans ne peuvent pas connaître. Ce n'est ni un bien ni un mal. C'est une réalité à étudier et à prendre en compte. Le plus surprenant et le plus drôle est sans doute l'apparition de ce paralangage, né dans les banlieues défavorisées, au sein des milieux bourgeois et aisés. Les adolescents de bonne famille s'approprient volontiers la grammaire et le vocabulaire des jeunes de banlieue sans soupçonner un instant l'effet de comique.
Seule une dérive est préoccupante : la frontière entre langage oral et langage écrit s'efface, comme en témoignent ces lignes de Julien, élève de troisième, à propos d'une oeuvre de Maupassant : «Je suis vraiment d'accord avec le narrateur qui dit à la meuf de reprendre son mec car il le saoule grave. Je voudrais pas être à sa place car il fait des trucs de ouf.»